Note de la rédaction : Cet article a été rédigé avec le soutien de l’équipe de « Ce climat n’existe pas ». La liste complète des membres se trouve à la fin de l’article.
En août dernier, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) des Nations Unies a publié son dernier rapport dans lequel le message est clair : la crise climatique provoquée par les activités humaines est bel et bien en cours, et les scientifiques parlent d’une « alerte rouge pour l’humanité ».
On se rappelle qu’en juillet 2021 des pluies torrentielles sur l’Allemagne et la Belgique ont entraîné la crue de plusieurs rivières et provoqué d’importants glissements de terrain. Des bâtiments se sont effondrés, faisant des centaines de victimes. Une étude récente d’attribution de ces inondations suggère que les changements climatiques seraient en cause et que ce type d’événements sera de plus en plus fréquent avec l’augmentation des températures mondiales. Cette année, des pays du monde entier ont également connu leurs pires incendies de forêt depuis des décennies. L’incendie Dixie, en Californie, est considéré comme le deuxième plus grand de l’histoire de l’État, ayant brûlé près d’un million d’acres (4047 km2) à ce jour.
Combattre les changements climatiques par l’empathie… et l’IA
Les changements climatiques sont déjà à l’œuvre, alors comment pouvons-nous sensibiliser le public à cette réalité et faire intervenir les pouvoirs publics ? Le directeur scientifique et fondateur de Mila, Yoshua Bengio, s’est posé cette question il y a un peu plus de deux ans lorsqu’il a eu l’idée de concevoir un outil facilement accessible qui permettrait aux utilisateurs d’imaginer l’impact des catastrophes environnementales partout dans le monde. Aujourd’hui, grâce à une équipe interdisciplinaire de chercheurs et de chercheuses en apprentissage automatique de Mila, de spécialistes du changement climatique et de collaborateurs, le projet Ce climat n’existe pas est lancé. Il s’agit d’une expérience virtuelle générée par l’IA qui permet aux utilisateurs de visualiser les impacts environnementaux – inondations, feux de forêt et smog – de la crise climatique actuelle, une adresse à la fois. Elle suscite aussi leur empathie, cette capacité à se mettre à la place de quelqu’un d’autre et d’éprouver ce qu’il ressent.
« Ce climat n’existe pas » est inspiré de la tendance émergente d’utiliser les réseaux antagonistes génératifs (GAN) – une classe d’algorithmes d’apprentissage automatique issue du laboratoire du professeur Bengio – pour créer des images détaillées et en couleur de pratiquement n’importe quoi : chats, personnes, œuvres d’art, etc.
Mais le nom du projet va bien au-delà de cette tendance en IA qui sert principalement à générer des faux pour le divertissement en ligne. Il sert à rappeler que, même si une personne ne subit pas de catastrophe écologique dans son environnement immédiat, les actions et la contribution de chacun comptent. En effet, ces événements se produisent ailleurs dans le monde et devraient se multiplier et s’intensifier dans les années à venir. L’équipe a choisi ce nom pour indiquer clairement que les images générées par l’IA ne sont pas réelles, mais aussi pour tenter de déclencher des réactions émotionnelles chez les gens afin d’améliorer leur compréhension conceptuelle du changement climatique et de les inciter à agir.
Comment ça fonctionne?
Les GAN ont été inventés en 2014 par Ian Goodfellow et son équipe à Montréal, la ville d’origine de Mila. Ces réseaux antagonistes génératifs constituent une classe d’algorithmes d’apprentissage automatique qui donnent à l’IA la capacité de générer de nouveaux contenus. Ces modèles d’IA sont composés de deux réseaux neuronaux : un générateur et un discriminateur, qui sont en compétition constante l’un contre l’autre. L’objectif du générateur est de tromper le discriminateur en créant des images aussi réalistes que possible (par exemple, des rues inondées, des villes envahies par le smog ou encore des maisons enveloppées par la fumée de feux de forêt). Le générateur améliore progressivement ses performances et trompe le discriminateur de plus en plus souvent.
En quelques années seulement, les GAN ont évolué à un rythme effréné et constituent aujourd’hui l’une des architectures neuronales les plus polyvalentes. Ce projet met à profit leur potentiel combiné à d’autres techniques récentes de vision par ordinateur pour créer des images réalistes de paysages qui n’ont jamais existé, tout en tenant compte de la relation avec les objets environnants comme les arbres, les collines, les rues ou les voitures. Par exemple, si on simule une inondation dans la rue où se trouvent les bureaux de Mila, le modèle est capable de générer le reflet du bâtiment dans l’eau et de faire en sorte que l’eau contourne les voitures (voir figure 2).
Sur le site, l’utilisateur peut saisir n’importe quelle adresse figurant dans la base de données de Google Street View; le site lui propose de choisir des endroits comme son domicile actuel ou celui de son enfance, son lieu de travail ou sa destination voyage préférée. Ces suggestions ne sont pas aléatoires. Il s’agit d’endroits qui peuvent toucher l’utilisateur, de sorte que l’image produite l’incite à réfléchir.
Les détails techniques de l’algorithme ont été récemment publiés sous forme de prépublication arXiv, ClimateGAN : Raising Climate Change Awareness by Generating Images of Floods.
Biais cognitif et changements climatiques
Avant le lancement, l’équipe a envoyé une version pilote du site Web à des personnes extérieures au projet pour recueillir leurs commentaires sur leur expérience et sur ce qu’elles ont ressenti en voyant les résultats. Dans la plupart des cas, les répondants ont éprouvé de l’empathie pour les victimes de telles catastrophes. Une personne a répondu : « Le fait de voir la dure réalité m’a en quelque sorte rendu plus réaliste quant aux conséquences des changements climatiques. » Une autre a exprimé des sentiments semblables : « C’est un exercice qui pousse à la réflexion et nous fait prendre conscience des impacts que les changements climatiques pourrait avoir sur notre vie quotidienne. »
En réalité, les scientifiques et les militants pour le climat connaissent et scandent depuis longtemps l’essentiel des conclusions du rapport de l’ONU : les changements climatiques est réel et résulte de l’augmentation des émissions de carbone issues des activités humaines. Malgré toutes les données factuelles, l’augmentation alarmante des catastrophes naturelles dans le monde ne nous a pas encore incités à modifier nos comportements individuels et nos politiques pour atténuer suffisamment la catastrophe climatique en cours. Les biais cognitifs peuvent empêcher les gens d’agir, en particulier lorsqu’une catastrophe liée aux changements climatiques se produit dans une autre partie du monde, assez loin pour ne pas perturber leur vie de tous les jours.
Il y a distanciation psychologique lorsque les changements climatiques ne nous menacent pas de façon immédiate et directe. Nous percevons cette distance à la fois en raison du temps (les pires effets du changement climatique sont à venir) et de l’espace (beaucoup de ses effets se produisent loin de nous). Selon une recherche, la nature réaliste des représentations photographiques – qui montrent les impacts du changement climatique – peut contribuer à réduire cette distance et à renforcer l’engagement du public.
D’un côté, j’étais triste, car cela m’a rappelé l’effet imparable du changement climatique causé par l’activité humaine. D’autre part, cela m’a motivée à agir autant que possible et à partager le site Web avec mes amis pour les encourager à agir et à parler de cette réalité.
S’inspirant de cette réaction, le site « Ce climat n’existe pas » utilise l’IA de façon originale. Ici, elle ne sert pas à améliorer une technologie en particulier ou à réduire directement les émissions, mais elle permet plutôt de responsabiliser les humains, de les sensibiliser et de susciter l’empathie. Cela est d’autant plus important que les arguments des climatoattentistes, qui servent le plus souvent à justifier l’inaction, prennent de plus en plus de place dans les débats publics traitant de la nécessité et de l’urgence d’agir pour atténuer la gravité des impacts du changement climatique. Le recours à l’intelligence artificielle pour créer des images personnalisées sur les effets du climat peut se révéler très efficace pour surmonter les freins psychologiques et sociaux à l’action, tout en sensibilisant le public.
Un techno-optimisme imprudent et excessif est parfois utilisé pour justifier de tels discours en disant que le progrès technologique (c’est-à-dire le génie humain) sera nécessairement bénéfique pour la société et apportera des solutions révolutionnaires à ce qui menace et menacera notre bien-être collectif. La confiance en ces éventuels miracles technologiques ne ferait que conforter l’absence d’action réelle et repousser les décisions difficiles mais nécessaires pour atténuer les changements climatiques. En permettant aux citoyens du monde de surmonter leurs biais cognitifs et de trouver des solutions grâce à l’utilisation novatrice de l’IA, « Ce climat » offre la possibilité de renforcer le discours public sur les changements climatiques et de mettre l’accent sur la responsabilité sociale.
Aujourd’hui, des instituts de recherche, des organisations et des activistes se tournent vers l’IA et exploitent son potentiel pour lutter contre les changements climatiques. Des initiatives interdisciplinaires prometteuses qui mettent l’IA au service de la planète se multiplient. Ainsi, de tels projets innovants au carrefour de l’IA et de la recherche climatique ont le potentiel de soutenir davantage les efforts des citoyens et de leurs gouvernements pour protéger notre planète et les générations futures.
Voyez par vous-même
Rendez-vous sur le site CeClimatNexistePas.com pour visualiser l’impact du changement climatique sur les lieux qui vous sont chers.
Équipe
Direction du projet
Yoshua Bengio, directeur scientifique
Sasha Luccioni, postdoctorante
Victor Schmidt, Ph. D.
Apprentissage automatique et programmation
Mélisande Teng, stagiaire
Tianyu Zhang, stagiaire
Alexia Reynaud, stagiaire
Sunand Raghupathi, stagiaire
Vahe Vardanyan, postdoctorant
Nicolas Duchêne, stagiaire
Gautier Cosne, stagiaire
Adrien Juraver, stagiaire
Alex Hernandez-Garcia, postdoctorant
Jason Ardel, stagiaire
Léopold Herlaud, stagiaire
Léonard Boussioux, développeur d’application
Steven Bocco, développeur d’application
Charles Guilles-Escuret, développeur d’application
Mike Arpaia, ingénieur
Shivam Patel, stagiaire
Sahil Bansal, stagiaire
Communications et contenu du site Web
Marie-Claude Surprenant, stratège numérique
Brigitte Tousignant, rédactrice
Caroline Brouillette, conseillère au contenu
Silvie Harder, conseillère au contenu
Climatologie
Karthik Mukkavilli, postdoctorant
Ata Madanchi, stagiaire
Hassan Akbari, stagiaire
Vitoria Barin Pacela, stagiaire
Yimeng Min, stagiaire
Science de l’étude du comportement
Erick Lachapelle, collaborateur
Thomas Bergeron, collaborateur
Ayesha Liaqat, stagiaire