En février 2022, plusieurs chercheurs et chercheuses affilié(e)s à Mila et des expert(e)s du monde entier ont publié le rapport très attendu « Tackling Climate Change with Machine Learning » dans ACM Computing Surveys. Dans ce texte, les auteur(trice)s expliquent comment l’apprentissage automatique (« Machine Learning » ou ML) peut servir d’outil puissant pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et aider la société à s’adapter à l’une des plus grandes menaces pour l’humanité : les changements climatiques.
Nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec l’auteur principal du rapport, le professeur David Rolnick de Mila – un pionnier des domaines du ML et des changements climatiques – titulaire de la Chaire en IA-Canada CIFAR, professeur adjoint à l’École d’informatique de l’Université McGill et l’un des co-fondateurs et le président de Climate Change AI. Ci-dessous, Rolnick dresse un portrait général du rapport, des types de problèmes qui peuvent être solutionnés en partie par le ML, et des recherches et opportunités d’affaires prometteuses qui pointent à l’horizon alors que le monde s’unit pour lutter contre les changements climatiques.
Q. Quels sont les thèmes centraux du rapport, et quels publics vise-t-il?
R. Le rapport s'adresse aux chercheur(e)s et aux praticien(ne)s, tant dans le domaine du ML que dans des secteurs comme l'énergie, l'agriculture, l'urbanisme et la politique climatique. Nous fournissons une taxonomie détaillée des domaines liés au climat pour lesquels le ML peut s'avérer utile, ainsi que des indications sur les manières de travailler à la jonction du ML et des changements climatiques. Dans le rapport, nous insistons sur le fait qu’une collaboration étroite entre les différentes parties prenantes est capitale pour travailler efficacement. C'est essentiel pour garantir que l'on se penche sur les problèmes appropriés, que les algorithmes du ML intègrent les connaissances pertinentes du domaine et que le processus mène à un déploiement concret. Nous insistons également sur le fait que le ML n'est pas une solution miracle en matière d'action climatique – il s'agit d'un outil parmi plusieurs autres, et il ne peut avoir de répercussions significatives que s'il est utilisé en combinaison avec des solutions issues d'autres domaines ou secteurs.
Q. Dans le rapport, les auteur(e)s soulignent certaines applications du ML qui pourraient avoir des effets immédiats sur la lutte contre les changements climatiques et d’autres qui pourraient être déployées à des étapes subséquentes de la lutte. Quelles sont certaines des applications qui pourraient être implantées à court terme?
R. Nous présentons un certain nombre de thèmes primordiaux concernant la manière dont le ML peut avoir des répercussions sur l'action climatique. Le ML peut transformer des données brutes en informations utiles – par exemple en utilisant l'imagerie satellite pour détecter automatiquement les zones de déforestation ou les risques d'inondations côtières, ou en analysant les rapports financiers des entreprises pour identifier les informations relatives au climat. Le ML peut optimiser des systèmes complexes – en réduisant, par exemple, l'énergie nécessaire au chauffage et à la climatisation des bâtiments ou en augmentant l'efficacité des réseaux de transport de marchandises. Il peut améliorer les modèles prévisionnels, par exemple en prédisant l'offre et la demande pour faciliter la gestion des réseaux électriques, ou en prévoyant le rendement des récoltes. La discipline peut aussi accélérer le processus de modélisation scientifique en permettant, notamment, l'approximation rapide de certains éléments de modèles climatiques et météorologiques dont le calcul nécessiterait autrement beaucoup plus de temps.
Q. Pourriez-vous nous donner un exemple d'une application du ML qui pourrait prendre plus de temps à mettre en œuvre, mais qui pourrait avoir un impact important?
R. Nous avons hâte d’assister au développement d’applications du ML qui aideront à accélérer la découverte scientifique de nouveaux matériaux comme ceux nécessaires pour la création de batteries, de cellules photovoltaïques à pérovskite, de catalyseurs pour les processus industriels à forte consommation énergétique, etc. Dans ces cas, le ML peut tirer des leçons des résultats d'expériences antérieures pour suggérer des matériaux potentiels pour l'expérimentation. L'idée n'est pas de remplacer le travail effectué manuellement en laboratoire, mais ces processus ont le potentiel de réduire le nombre d'expériences qui doivent être menées et donc d'accélérer le processus d'expérimentation. Mon groupe et d’autres groupes issus de la communauté de Mila travaillent déjà sur le recours au ML pour la découverte de catalyseurs, et, mis à part ceux qui participent à la recherche sur le climat, plusieurs autres groupes se penchent sur la découverte de médicaments.
Q. Quelles sont quelques-unes des potentielles occasions d’affaires prometteuses qui pointent à l’horizon en ce qui concerne le ML et les changements climatiques?
R. Plusieurs, si ce n’est pas l’ensemble, des applications que nous listons dans le rapport ont le potentiel d’être développées et déployées à grande échelle dans le secteur privé. Certaines de ces occasions particulièrement intéressantes sont liées à des industries lourdes comme la fabrication du ciment et de l’acier, des secteurs pour lesquels il serait possible d’améliorer considérablement l’efficacité énergétique et la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Bien souvent, ces domaines mettent du temps à adopter les nouvelles technologies (notamment parce qu'ils ont besoin de solides garanties de fiabilité), mais les entrepreneur(e)s dévoué(e)s et les praticien(ne)s du ML qui travaillent en étroite collaboration avec ces parties prenantes et qui savent répondre à leurs besoins peuvent potentiellement avoir un impact important.
Q. Est-ce que les applications du ML comportent des risques en ce qui concerne les changements climatiques?
R. Dans l'ensemble, le ML peut présenter des risques importants tout comme des occasions en lien avec les changements climatiques. L’un des risques est le « technosolutionisme », c’est à dire que le ML et d’autres nouvelles technologies soient considérés comme les seuls outils valides et que cela détourne l’attention ou le financement qui auraient autrement été attribués à d’autres stratégies de lutte contre les changements climatiques. D’autres risques sont liés à l’équité; par exemple, les outils et les données du ML sont souvent contrôlés de manière disproportionnée par certaines institutions et régions et peuvent ainsi avoir pour effet d’exacerber les déséquilibres de pouvoir et les fractures numériques. Le ML peut aussi aggraver les changements climatiques, comme en témoignent les applications répandues de la discipline pour accélérer l’extraction des combustibles fossiles, les émissions associées à l'infrastructure numérique et au calcul, et les effets plus larges de la publicité ayant recours au ML sur les habitudes de consommation de la société.
Q. Pouvez-vous nous en dire davantage sur l’une des stratégies présentées dans le rapport sur laquelle vous vous penchez présentement?
R. L'un des secteurs d'activité sur lequel nous nous concentrons actuellement est le ML basé sur la physique. Nous savons que de nombreux problèmes liés au climat nécessitent la présence de certaines propriétés, et nous voulons nous assurer que les algorithmes du ML en tiennent compte. Nous avons travaillé, par exemple, sur l’utilisation de l’apprentissage profond pour résoudre approximativement certains problèmes d'optimisation complexes liés à la gestion des réseaux électriques. Nous avons trouvé un moyen d'intégrer au système d'apprentissage profond des contraintes basées sur la physique relatives au réseau électrique, ce qui empêche le système de proposer des solutions irréalistes qui entraîneraient une panne généralisée. Certains de nos travaux portent également sur la manière d’appliquer ce type d’approche à d’autres contextes, comme l’utilisation de l’apprentissage profond pour la modélisation de certains types de physique atmosphérique, qui comprend aussi un ensemble de règles connues qu’il ne faut pas transgresser (comme la conservation de la masse ou de l’énergie).
Cliquez ici pour lire le rapport ou pour consulter la liste complète des auteur(e)s. Le document est uniquement disponible en anglais.
Tackling Climate Change with Machine Learning : auteur(e)s affilié(e)s à Mila
- Yoshua Bengio, Fondateur et Directeur Scientifique, Mila, Professeur titulaire, Université de Montréal
- David Rolnick, Professeur adjoint, McGill University, Mila
- Sasha Luccioni, Post-Doc Mila, Chercheuse scientifique, HuggingFace
- Tegan Maharaj, Alum Mila, Assistant Professeur, Faculty of Information, University of Toronto
- Kris Sankaran, Alum Mila, Professeur adjoint de statistiques, University of Wisconsin-Madison