Première étudiante de doctorat supervisée par le professeur Yoshua Bengio au début des années 1990, Joumana Ghosn est aujourd’hui directrice principale de l’équipe de recherche appliquée de Mila et membre de l'équipe de direction de l’Institut. Discussion avec une pionnière de l’apprentissage automatique qui dédie son quotidien à faire avancer l’intelligence artificielle (IA) au service des entreprises.
Comment a débuté votre parcours dans le domaine de l’apprentissage automatique?
Joumana Ghosn : J’ai rencontré Yoshua alors que j’étais étudiante à la maîtrise en informatique à l’Université de Montréal et qu’il y débutait sa carrière de professeur. Je me spécialisais alors surtout en vision par ordinateur et il m’a proposé un projet qui m'emmenait essentiellement à bifurquer vers l’apprentissage automatique. Je suis alors passée directement au doctorat sous sa supervision. Nous étions trois dans son laboratoire et j’étais la toute première femme de l’équipe; nous étions peu de femmes à l’époque en général en informatique… on en comptait une poignée avec moi durant mon premier cycle. Cependant, je n’ai jamais senti que ce facteur entraînait des biais à mon égard ou qu’il limitait ma progression. Yoshua a toujours été quelqu’un de foncièrement juste et respectueux. C’est pourquoi je travaille encore avec lui aujourd’hui!
Comment qualifiez-vous la place des femmes dans le domaine des technologies et de l’IA?
JG : Je dirais qu’il y a du travail à faire pour voir davantage de femmes dans le milieu. Dès le début de ma carrière, nous étions peu de femmes, autant dans les laboratoires de recherche que dans les entreprises dans lesquelles j'ai œuvré. J’ai travaillé pour une startup et nous étions tout au plus quatre femmes sur la quinzaine d’employés. J’ai ensuite dirigé des équipes lors de mon passage pour l’entreprise technologique Nuance et j’étais gestionnaire, mais je dirigeais uniquement des hommes. Aujourd’hui, dans l’équipe de recherche appliquée de Mila, nous avons réussi à recruter quelques femmes, mais nous n'avons pas encore atteint la parité. Notre équipe est encore surprise lorsqu’elle reçoit un CV en provenance d’une scientifique en IA. Je constate une certaine évolution, mais force est de constater qu'elle s'opère lentement.
Ce constat s’applique aussi aux postes de gestion. Je crois que le domaine des technologies a évolué à cet effet : on voit de plus en plus de femmes gestionnaires et dirigeantes d’entreprises et d’organisations. Il reste toutefois du travail à accomplir pour que ce soit aussi vrai pour la gestion au niveau des équipes scientifiques.
Les constats sur la faible représentation des femmes dans les domaines des technologies et de la recherche en IA sont les mêmes depuis plusieurs années. Quelles sont les pistes de solutions selon-vous pour combler cet écart et intéresser les femmes à des carrières en IA?
JG : Je vois essentiellement deux défis : celui de l’éducation de nos jeunes filles et celui de la prise de risque et de l’affirmation par les femmes dans le milieu du travail.
Dans le cadre de mes fonctions, j’ai été appelée à participer à des foires de carrières au cours des dernières années. J’y ai constaté que peu de filles étaient intéressées par les kiosques présentant les sciences pures alors qu’elles étaient très nombreuses à se diriger vers les kiosques de sciences humaines ou de sciences de la santé. On a beaucoup associé l’informatique et les technologies à des secteurs dans lesquels les hommes pouvaient s’émanciper, entreprendre et se développer. Or, c’est tout aussi vrai pour les femmes et nous avons du travail à accomplir pour le démontrer à nos jeunes afin qu’elles optent pour ce choix de carrière et qu’elles réalisent les possibilités qui s'offrent à elles.
Finalement, je crois que les femmes doivent avoir confiance en leurs capacités à progresser au sein d'une organisation. Lorsque je repense à mon parcours, je constate que j’ai eu la chance d’occuper des postes de gestion qui m’intéressaient et qui étaient à la hauteur de mes capacités. Je réalise toutefois que je n’ai jamais sollicité mes promotions. Elles se sont présentées à moi et j’ai été satisfaite de ces avancements, mais je réalise que j’aurais pu m’affirmer davantage. Je crois que plusieurs femmes ont le même réflexe que moi et hésitent à parler de leurs ambitions et attendent qu’on leur proposent des possibilités d’avancement. Nous devons apprendre aux femmes à prendre davantage de risques calculés, notamment pour se mettre en valeur professionnellement. Se battre pour avoir de meilleures conditions professionnelles, c’est une valeur qu’on inculque aux hommes très tôt dans leur vie, on devrait faire de même pour les femmes.